L'histoire commune
Anéthos/ Humain

Il y a environ dix mille ans, les Anéthos ont découvert le système solaire et ses diverses planètes dans une région déserte et isolée de la galaxie. Nous comprîmes rapidement qu'il ne s'y trouvait aucune vie intelligente, uniquement des créatures primitives survivant tant bien que mal. Une espèce, cependant, se montra particulièrement agressive. Elle fit pleuvoir un arsenal nucléaire sur nos vaisseaux. Nous n’avons rencontré aucune difficulté à nous protéger de cette hostilité tant cette "technologie" était archaïque. Cela équivalait à une limace attaquant un éléphant. Mais nous dûmes nous montrer fermes avec les humains car, si cette hostilité ne nous affectait pas, elle affectait négativement les écosystèmes de la Terre. Afin de ne pas laisser détruire la biodiversité, nous décidâmes de maîtriser complètement les humains et de les parquer dans de grands camps de rétention pendant que nous étudiions le reste de la planète, tel un apiculteur qui enfume les abeilles avant de récupérer le miel.
Après analyse, la Terre révéla une biodiversité si riche qu’il fut décidé d’y implanter une colonie permanente afin de l’étudier dans le détail. Cette colonie se transformera plus tard en l’une des entreprises les plus riches et les plus influentes de notre société : « Happy Human ». Une partie de ses recherches, qui deviendra le cœur de leur affaire, se focalisa sur l’aspect nutritif et gustatif des animaux de cette planète. Ils commencèrent par des petits mammifères ainsi que des poissons, jusqu’à ce qu’arrive le tour des humains. À la surprise générale, les saveurs apportées par les viandes animales, étaient incomparables à tous les mets connus dans la galaxie. L’ADN terrestre, et tout particulièrement humain, était probablement à l’origine de ce goût inimitable. Une explosion de saveurs uniques inondait nos cerveaux à chaque bouchée d’un steak d’humain. Une nouvelle cuisine était née.
Rapidement, cette information se propagea dans toute notre société et l’ensemble de nos colonies payèrent le prix fort pour avoir un accès constant à des produits terrestres et, tout particulièrement, humains. L’offre démarra avec de la viande mais s’étendit rapidement à la peau qui sert à confectionner des vêtements d’une qualité unique ainsi qu’au lait des humaines permettant la création de fromages aux goûts inimitables. A l’aide d’une campagne de marketing et d’une communication efficace, l’entreprise « Happy Human », parvint à donner un aspect terroir et qualité à tous ces produits. Ils étaient, et sont encore, reconnaissables grâce au label « terre » apposé sur tous les emballages. Toute cette demande devait être gérée efficacement et pour y parvenir, les premiers élevages humains à grande échelle furent construits sur terre.
Imaginez un champ constellé de millions de cages grillagées d’un volume d’un mètre cube chacune, le tout dupliqué sur deux niveaux et surélevé de deux mètres par rapport au sol. L’endroit était si vaste que ces mini prisons se perdaient sur l’horizon. Dans chacune d’elle se tenait un humain. Le réseau de fer était traversé de tuyaux métalliques approvisionnant chaque cellule en eau. Les humains d’en bas recevaient leur nourriture par-dessous où des machines sur rails délivraient leur ration, pendant que les humains d’en haut étaient livrés par des drones survolant les champs en continu. Le sol était composé de longs sillons, légèrement inclinés, chargés de recueillir les excréments et de les conduire dans un centre de traitement.
Les cages étant empilées les unes sur les autres, les humains du bas étaient constamment recouverts des déjections de leurs congénères du dessus. Lorsque venait l’heure de l’abattage, des petits robots octopodes, se déplaçant avec célérité et précision, tiraient un projectile métallique dans la tête des humains. Cette phase, appelée « étourdissement », avait pour objectif de détruire une partie du cerveau, insensibilisant l’humain immédiatement. Mais cela ne fonctionnait pas toujours et certains humains étaient blessés et se débattaient pendant de longues secondes, voir minutes, avant de mourir. Ces machines grouillaient en permanence sur les cages tels des centaines de fourmis à l’entrée de leur nid.
Il faut savoir, qu’il existe un âge idéal pour l’abattage, environ 85 ans. Un abattage avant cet âge résultait en des produits encore immatures et gustativement timides, bien que plus tendres, tandis qu’un abattage tardif conférait à la viande un goût âcre et une texture caoutchouteuse. Dès l’ouverture de cet élevage, l’espérance de vie des humains chuta drastiquement. Les éleveurs étaient incapables de maintenir les humains en vie jusqu’à 85 ans. Le chiffre d’affaires de l’entreprise était donc limité par cette qualité moindre mais puisque la demande des consommateurs ne cessait de croître, les bénéfices ne s’en trouvèrent pas impactés. Cependant, afin d’accroître leurs bénéfices, l’entreprise « Happy Human » décida d’investir dans la recherche pour comprendre et résoudre ce problème. Un début de solution émergea lorsque nos scientifiques proposèrent un modèle pour décrire les besoins des humains. Dans une publication titrée « impératifs biologiques de l’espèce humaine », ils décrivirent les besoins minimaux à respecter pour assurer une survie jusqu’à l’âge optimal d’abattage :
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Les humains doivent avoir accès à suffisamment d’eau et de nourriture dans des proportions définies par les plus récentes recherches en nutrition humaine
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Les humains ont besoins d’une surface vitale d’un minimum de 5 m² par individu
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Les humains ont besoin d’un accès régulier à l’extérieur et plus particulièrement à la lumière du soleil
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Les humains ont besoin de vivre dans une zone séparée de leur zone de défécation
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Les humains ont besoins de pouvoir développer des relations sociales avec leurs congénères sous peine de développer des formes aiguës de dépression
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Les humains ont besoin de croire qu’ils sont libres
Le coût de la mise en place de ces mesures était colossal mais l’entreprise pouvait encaisser le choc et avait estimé des bénéfices bien supérieurs. Les impératifs de base (n°1 à 5 : nourriture, espace, lumière etc.) ont été très largement documentés dans la littérature scientifique. Des centaines de neurologues, nutritionnistes, vétérinaires et éthologues ont écrit des milliers d’études aux conclusions convergentes sur le sujet. Ces besoins sont économiquement coûteux à implémenter mais logistiquement simples à mettre en place. Le dernier point (n°6) est essentiel pour comprendre l’évolution de l’élevage dans notre société. Un article scientifique soumit l’hypothèse qu’en plus des impératifs biologiques humains de base (n°1 à 5), un autre devait être considéré en priorité : La liberté.
Vous, les humains, avez besoin de croire que vous contrôlez votre vie et votre destin, c’est un besoin vital. De nombreuses études ont mis en évidence que si cette croyance vous est enlevée, en vous enfermant dans une cage par exemple, une majorité d’entre vous se laissent dépérir. Vous mangez et buvez moins, vous entrez dans une phase de dépression chronique et vous mourez après quelques années. La solution fut donc de vous élever en vous laissant croire que vous n’étiez pas dans un élevage, en vous donnant l’illusion que vous étiez libre. Mais, cette exigence de liberté s’avéra être très fragile puisqu’il a été démontré que si vous aviez la moindre suspicion de nos intentions, une anxiété s’installait et affectait négativement votre organisme et donc, la qualité de votre chair et de votre lait.
Cela semblait être un problème insoluble et un défi de taille. Pourtant, l’entreprise trouva un moyen ingénieux pour implémenter cette solution. Ils se lancèrent dans la construction d’un nouveau système d’élevage pour respecter les impératifs biologiques de l’espèce humaine. Ils l’appelèrent « L’univers élevage ». Il s'agit d'un système informatique de réalité virtuelle géré par une intelligence artificielle. Les humains sont individuellement connectés à cette simulation de l'univers qui était le leur avant notre venue.
Voilà dix millénaires que cette nouvelle forme d'élevage a été mise en place et « Happy Human » intervient régulièrement dans la simulation pour contrôler l’âge d’abattage des humains. Aucune mort n’est laissée au hasard tant que cela ne brise pas l’illusion de liberté. Chaque accident, maladie ou mort « naturelle » est estimé dès la naissance de l’individu et provoqué de telle façon qu’il soit impossible d’y voir une l’influence d’une main extérieure. Il arrive parfois qu’ils créent volontairement des catastrophes naturelles, comme des tempêtes, des tsunamis ou des tremblements de terre, lorsqu’une commande importante requiert l’abattage rapide d’un nombre important de têtes. L’essentiel pour eux, est que l’illusion de liberté soit préservée. C’est de cette façon qu'Happy Human conserve la qualité de la chair et la fraîcheur du lait tout en respectant les impératifs biologiques de l'espèce humaine.
